Friday, 17 June 2011

Entretien


GHALEB BENCHEIKH, THEOLOGIEN ET PHILOSOPHE : «Nous attendons l'émergence de véritables intellectuels musulmans»Le Soir d'Algérie : 01 - 06 - 2011
Propos recueillis par Khadidja Baba-Ahmed, bureau de Paris
A quelques jours du renouvellement du Conseil français du culte musulman (CFCM), qui aura lieu les 5 et 19 juin prochains, de nombreuses voix s'élèvent ici en France pour demander soit le report des élections pour certains, soit carrément le boycott pour d'autres. Pendant ce temps-là, Claude Guéant, l'actuel ministre de l'Intérieur et des Cultes, a répondu à ces voix qu'il allait maintenir, coûte que coûte, les dates de ces élections. Ce n'est pas la première fois que cette institution provoque tant de remous.
Depuis sa création par l'actuel président, ministre alors de l'Intérieur et des Cultes, cet organisme est décrié par bon nombre de fidèles qui ne lui reconnaissent aucune légitimité pour les représenter. Si la raison souvent avancée est le mode de désignation des délégués, dont le nombre est proportionnel à la superficie des mosquées, les tensions autour du CFCM sont si nombreuses et durent depuis si longtemps qu'il ne peut s'agir que du seul mode de scrutin. Pour y voir un peu plus clair, nous nous sommes rapprochés de Ghaleb Bencheikh, physicien, théologien et philosophe algérien, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Pourquoi lui et pas un autre ? Juste pour la clairvoyance de ses propos sur l'Islam, juste pour avoir, un certain 25 février 2009, lors d'un débat face à Tarik Ramadan, accusé ce dernier «de soutenir la lapidation, le port du voile qui enlaidit la beauté de ce que Dieu a fait» et de «vouloir faire le bonheur des gens malgré eux, et à penser que nous sommes seuls à disposer du salut», juste, enfin, parce qu'il se situe dans la lignée, très peu fournie malheureusement, des Mohamed Arkoun à qui il ne cesse de rendre les plus brillants hommages. Pour toutes ces raisons, nous avons voulu l'interroger sur les querelles autour du CFCM, celles aussi autour de la Grande Mosquée de Paris et, enfin, sur les intellectuels musulmans et les raisons de leur mutisme dans une conjoncture faite d'attaques contre l'Islam mais aussi de travestissement de cette religion par les nouveaux prophètes.
Le Soir d'Algérie : Le renouvellement des instances nationales et régionales du Conseil français du culte musulman (CFCM) est programmé pour les 5 et 19 juin prochains. Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, demande le report du scrutin pour permettre de revoir les critères de représentativité et, d'autre part, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) a décidé de ne pas prendre part au vote et dénonce «la pression d'Etats, comme le Maroc et l'Algérie, sur la communauté musulmane pour garantir leur représentativité au CFCM». Lors de chaque élection, ces arguments sont avancés et des menaces de boycott sont exprimées. N'y a-t-il pas derrière ces remous récurrents un problème plus profond sur la nature même de cet organe ? Fallait-il que, d'ailleurs, l'Etat organise lui-même l'Islam en France ?
Ghaleb Bencheikh : Comme vous le soulignez si bien, il y a effectivement un double problème grave. Tout d'abord, le premier volet est inhérent à «l'interventionnisme» flagrant de l'administration dans l'organisation d'un culte, en l'occurrence le culte islamique. C'est d'autant plus surprenant que cette implication émane d'un Etat dont les institutions se prévalent de la laïcité comme clé de voûte de l'organisation sociale et politique. Il est curieux de constater, qu'en l'espèce, le principe de séparation des églises et de l'Etat n'est pas si bien respecté qu'on le pense et avance dans d'autres circonstances ! En tout état de cause, nous ne sommes plus du temps de Napoléon et la convocation du Sanhédrin. Puis, d'un point de vue fondamental, la tradition religieuse islamique, sunnite notamment, n'admettant pas une structure cléricale, toute instance se voulant représentative paraît in fine comme un greffon qui aura du mal à prendre. A travers l'histoire, on a parlé uniquement de ceux qui savent lier et délier, une expression qui désigne les notables et les hiérarques de la communauté, tout particulièrement les détenteurs du savoir et de la connaissance. Je ne méconnais pas, certes, l'importance pour les pouvoirs publics d'avoir un interlocuteur privilégié pour les questions relatives à la pratique cultuelle en France, mais nous n'avons nullement besoin de créer une instance nouvelle alors que la Mosquée de Paris est présente. Celle-ci aurait due et doit assumer sa mission et jouer son rôle de phare européen qui fut le sien pour le rayonnement et la représentation d'une tradition islamique de beauté et d'intelligence, à l'aise dans son environnement sécularisé. C'est autour de cette institution que les musulmans de France doivent s'agréger et se fédérer. C'est en son sein qu'ils pourront recouvrer une dignité bafouée et une prise en charge morale et spirituelle qui fait malheureusement défaut depuis longtemps.
Dans une déclaration récente faite à une cons?ur marocaine ( Atlas Info), Claude Guéant, ministre de l'Intérieur et des Cultes qui réagissait aux propositions de report ou de boycott, annonçait qu'il maintiendrait malgré tout ces élections de juin car, explique-t-il «la politique du ministère de l'Intérieur, qui est la mienne, est de tout faire pour que cette élection ait lieu, même si elle est imparfaite». Comment analysez-vous cette réaction ?
Ma réaction s'inscrit dans la droite ligne de la réponse à la première question. Encore une fois, il est curieux que l'administration se mêle des affaires internes à la pratique d'un culte. Nous n'entendrions jamais le ministre de l'Intérieur, quel qu'il soit, donner son avis sur l'élection au sein de la Conférence épiscopale en France ou celle relative à l'élection des responsables du consistoire juif français ou même sur celle du grand maître du Grand Orient de France? c'est d'autant plus anormal, que nous savons tous que lors des deux premières élections, la composition du bureau de cette instance a été «imposée» par l'autorité politique avant même la tenue des élections. Celles-ci n'ont d'ailleurs pas confirmé, à deux reprises, le «choix» voulu par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur chargé des cultes. Aussi la prise de conscience et la dignité requièrent-elles de s'affranchir de l'ombre tutélaire de la place Beauvau. Il n'est pas normal que le CFCM soit l'unique institution de type cultuel - à supposer qu'on puisse s'accommoder de son existence - au sein de laquelle interviennent des fonctionnaires de l'administration afin de cornaquer les actions de son bureau !
En 2010, le secrétaire d'Etat algérien chargé de la communauté algérienne à l'étranger a eu, lors de ses nombreuses rencontres avec la communauté et les associations cultuelles, à observer et entendre des réactions violentes mettant en cause la manière dont la Mosquée de Paris gère le culte, «un lieu devenu le fief d'affairistes», ont même dit certains. Ils appelaient le gouvernement algérien à intervenir, d'autant, disaient-ils, que la communauté algérienne en France est la plus importante alors qu'elle est la plus mal représentée. Plus récemment, lors d'une seconde tournée en mars 2011, le secrétaire d'Etat a apporté un soutien total au recteur, ignorant superbement les critiques des fidèles. Comment expliquez- vous cette attitude officielle et qu'est-ce qui fait ce soutien ?
Sincèrement, je ne comprends pas. Soit les critiques et les réactions violentes des fidèles sont non fondées, auquel cas, leur attitude s'apparente à de la calomnie et il faut saisir la justice et les traduire devant les tribunaux afin de les sanctionner. Personne ne peut diffamer autrui impunément. Soit, ces fidèles et les responsables des associations cultuelles disent vrai, et le minimum requis de la part du secrétaire d'Etat était qu'il se livrât à des investigations sérieuses et qu'il ordonnât un audit général concernant la gestion de la Mosquée de Paris depuis deux décennies. Aussi le soutien total du secrétaire d'Etat est-il plus qu'ambigu. Il se présente comme un blanc-seing accordé au rectorat dans son ensemble, alors que le prestige de la Mosquée n'a cessé de pâlir au fil des années en même temps que l'affairisme y prévalait, pour emprunter le mot contenu dans votre question. On en parle actuellement comme d'une mosquée d'un arrondissement drainant moins de fidèles que d'autres mosquées dans les quartiers nord de Paris ou la proche banlieue, notamment lors des grandes occasions liturgiques. Alors que son rôle est d'être un pôle spirituel et culturel d'envergure mondiale, eu égard à sa renommée et sa dimension historique. Enfin, l'attitude officielle est donc incompréhensible mais nous n'en sommes pas, à ce sujet, à une anomalie près et le mot anomalie est un doux euphémisme au regard des différents scandales qui ont émaillé la vie de la Mosquée ces derniers temps.
Lors de ce dernier déplacement ministériel en France, M. Benattallah a même annoncé la tenue d'un rassemblement, en juin, à Paris, qui réunirait les musulmans de toute l'Europe sous l'égide de la Grande Mosquée de Paris pour, a-t-il dit, «avoir une série de réseaux de solidarité et d'entraide au sein de la communauté». Ce projet vous paraît-il intéressant ? N'était-il pas plus urgent aujourd'hui, avec toutes les attaques que subit l'Islam en France et dans le monde d'ailleurs, de réunir plutôt des assises aussi larges où des intellectuels, véritables spécialistes de l'Islam, viennent débattre des raisons de la détérioration de l'image de cette religion en France et ailleurs et des actions à entreprendre pour corriger cette image ?
A ma connaissance, le rassemblement aura lieu à Lille et non à Paris. Et tant mieux si les musulmans de toute l'Europe pouvaient avoir enfin une série de réseaux et d'entraide sous l'égide de la Grande Mosquée de Paris. Mais, sans dénigrement aucun, il nous est permis de nous interroger pourquoi ne s'étaient-ils pas rassemblés autour de cette institution depuis des années ? Nous avons même assisté à la désaffection notable des fidèles. Laquelle désaffection est illustrée par les résultats du scrutin lors des élections du CFCM. Jamais la fédération de la Mosquée de Paris n'a pu en sortir majoritaire ! Et de grâce, qu'on n'invoque pas le mode opératoire et le processus électoral. On s'en est bien accommodé durant deux mandats ! Il y a même eu des associations affiliées, en principe, à la Mosquée de Paris qui avaient voté pour des listes autres que celle présentée par ladite Mosquée de Paris. J'ai bien peur, pour ma part, et j'espère me tromper, que l'on dilapide les deniers publics à louer des autocars pour faire venir des RMistes - dont je respecte la dignité humaine - pour faire nombre et gonfler les rangs lors d'une grand-messe, sans résultats tangibles. Comme vous le dites si bien, il faut tenir des assises élargies aux acteurs sociaux et aux intellectuels afin de redorer le blason plus que terni de la grande tradition religieuse islamique avec ses strates civilisationnelles et culturelles.
A propos d'intellectuels justement, comment expliquez-vous ce silence assourdissant de ceux qui pourraient véhiculer un islam des lumières. Ils n'osent pas s'exprimer ou on ne veut pas leur donner l'occasion de s'exprimer ?
Il y a un double mouvement, d'abord celui des pseudo-intellectuels qui, en produisant quelques articles et composant certains ouvrages, s'érigent, en ces temps de tension, comme des spécialistes du fait islamique. Or, le spécialiste est celui qui sait presque tout sur presque rien, par définition. Et nous pouvons nous attendre à rien de consistant de leur part. Leur souci majeur est d'être invités à quelques plateaux de télévision pour dire quelque chose de convenu si ce n'est charger davantage l'Islam et les musulmans. Ainsi espèrent-ils pouvoir assurer d'autres invitations... Et il y a celui des rares vrais intellectuels dont la voix est étouffée par le vacarme tumultueux du matraquage médiatique incessant qui préfère passer en boucle les histoires du petit margoulin de Nantes et ses quatre concubines que d'informer, à tout le moins, par exemple, du décès de Mohammed Arkoun en présentant son ?uvre. Le défunt a laissé une bibliothèque d'un fonds de cinq mille livres et des manuscrits précieux. Cette bibliothèque pourrait être le socle d'un institut d'islamologie appliquée qu'on pourrait fonder avec les mêmes deniers qui sont investis dans le traitement des salaires de responsables incompétents et incultes sans aucune qualification et la construction de lieux de culte où l'on enseignera la sainte ignorance institutionnalisée. Enfin, la mission de l'intellectuel est aussi de se faire valoir par ses prises de parole publiques écrites ou proférées. Et c'est à lui de se faire entendre en créant l'évènement et non le subir. Nous attendons l'émergence de véritables intellectuels musulmans non organiques qui aient l'envergure et la stature de penseurs qui puissent nous faire sortir des clôtures dogmatiques et renouer avec un Islam de beauté, de lumière et d'intelligence.
K. B.-A.
Brève biographie de Ghaleb Bencheikh
Né en 1960, Ghaleb Bencheikh est docteur en sciences et en physique et également de formation théologique et philosophique. Il préside la Conférence mondiale des religions pour la paix et anime tous les dimanches sur la chaîne publique France 2 l'émission Islam. Il a, entre autres, publié La laïcité au regard de l'islamaux Presses de la renaissance. Toujours chez le même éditeur Alors, c'est quoi l'Islam ?Ou encore chez Bayard Lettre ouverte aux islamistes qu'il a coécrit avec Antoine Sfeir. Et aux éditions de l'Atelier, L'islam et le judaïsme en dialogue.

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